21/12/2022 -

Le réveil local

- Nouvel article de recherche sur la thématique du local et la répercussion de cette notion sur les pratiques en architecture et urbanisme ! Illustration : Constance Bodenez

> lien vers le PDF : https://ateliertlpa.com/IMG/pdf/le_reveil_local.pdf

Le renouveau salvateur du terme « local » a permis de mettre des limites à une société néolibérale dont le récit est mis à plat par les crises sociales et écologiques. Il propose un horizon enthousiasmant face à un phénomène global « qui s’entête à épuiser le(s) vivant(s).1 » et à déraciner les Humains de leur territoire.

Cette notion de local arrose tous les champs de la société, que ce soit dans le domaine politique (gouvernance locale, décentralisation), de l’alimentation (produits locaux, valorisation du terroir) mais également de la construction. Les professions de l’aménagement font ainsi face à des injonctions à faire du projet « local » en focalisant la question sur la matière et sa mise en œuvre. Cependant, bien que cette dimension matérielle soit primordiale dans l’émergence de projets plus vertueux, voir le local sous ce seul angle paraît réducteur face aux enjeux à venir.

Quelles consciences et pratiques la notion de « local » introduit-elle dans la pensée du projet urbain et architectural ?

Perception(s) / Limite(s)

Le terme local a perdu de sa substance par son emploi répété dans les médias et les discours politiques. Ceux-ci amalgament la question du local à la notion de « produits » (alimentaires, constructifs, etc.) fournis par une portion de territoire donnée suffisamment proche pour être définie comme « de proximité ». Dans le monde de la construction, l’argumentaire local répond à un triple enjeu à la fois économique (délocalisation, perte des filières et savoirs-faire), écologique (impact carbone de la transformation et de l’acheminement des matériaux) et culturel (uniformisation des territoires et perte d’identité). Cette perception matérielle de la question locale a ses mérites par sa capacité à remettre la question des ressources au cœur des processus de développement des projets urbains et architecturaux. Cependant, voir la question locale sous le seul angle de la matière éclipse une dimension essentielle qu’est la portée « sensible » du terme.

En effet, le local, tout comme le « territoire » ne se définit pas seulement par une dimension physique.

« Le territoire n’existe pas en soi, comme un legs de la géographie ou de l’histoire, il n’est pas donné, il résulte d’une relation sentimentale entre une population et un site et ne correspond pas seulement à une conception utilitariste !2 »

Par analogie, le local existe aussi et surtout à travers la perception que chacun en a, par sa culture, ses habitudes, les lieux qu’il apprécie tout autant ceux qu’il fuit. Chacun a sa propre définition de « son local » et des sentiments qu’il nourrit à son égard.

Source : Atelier TLPA

Les projets urbains et ruraux s’appuient fortement sur cette dimension sensible par les processus de concertation et participation habitante. Ces échanges avec habitants, riverains, usagers, élus ont pour objectif de créer les situations adéquates pour capter un maximum de récits « locaux » dans le but, pour le ou les concepteurs, d’enrichir leur propre compréhension du territoire qu’ils ont déjà amorcée par l’arpentage physique du lieu, les visites de sites et l’analyse « sur plan ». En accumulant les expériences individuelles, le concepteur dresse un portrait du territoire par l’addition d’une multitude de perceptions locales.

Aménagement et ménagement

En plus de cette approche sensible qui nécessite arpentage et échanges avec les différents acteurs du territoire, l’architecture et l’urbanisme héritent d’une couche réglementaire incontournable : le Plan Local d’Urbanisme. Tout est dans le titre ? Et pourtant, cet outil tire son origine d’une vision étatique de planification et d’aménagement des territoires qui fait la part belle au « zoning » et aux limites administratives comme frontières et non comme continuités. De nombreuses voix s’élèvent pour redéfinir la gouvernance des territoires en remettant en question la vision descendante et figée de l’urbanisme réglementaire qui laisse peu de place à la complexité des usages, des ambiances et à la capacité de chacun de nourrir une réflexion urbaine.

« Proposer un nouveau type de zonage « par le bas » ouvre ici une brèche impertinente et joyeuse. Celui-ci bouscule nos imaginaires trop contenus sur les manières de voir le droit et l’avenir des villes par temps de crise climatique.3 »

Ce « nouveau type de zonage par le bas » est aujourd’hui majoritairement incarné par des mouvements de résistance et d’engagements citoyens4 qui peuvent « défier les pratiques institutionnelles à l’échelle communale et intercommunale5 » ou venir en complément de celles-ci et dont les architectes et urbanistes choisissent de se saisir ou non pour accompagner les transformations des territoires.

Sortir de ce logiciel « aménagiste » suppose également de revoir tout ou partie des pratiques actuelles de l’aménagement. La notion de ménagement6 qui ré-émerge ces dernières années amène avec elle une multitude d’attitudes à adopter vis-à-vis des territoires :

« Ménager relève d’une attitude souple, ouverte, discrète, adaptable, efficace, soucieuse d’accroitre l’autonomie des habitants, humains et non humains, et le respect du déjà-là en privilégiant les interrelations entre les éléments constitutifs d’un même ensemble…7 »

Le ménagement introduit l’idée qu’un site de projet n’est pas « neutre (...) mais au contraire chargé d’humanité, d’histoire, d’imaginaire et de symboles. » La toponymie par exemple est une clé d’entrée dans un territoire et une accroche pertinente pour en comprendre son Histoire, bien au-delà de son caractère pittoresque. De même, la nécessaire prise en considération des vivants (faune et flore) d’un territoire, mérite d’être intégrée à la réflexion non pas comme une nouvelle couche sectorielle d’un diagnostic environnemental, mais bien comme un élément inséré dans un ensemble, à prendre en compte, pérenniser voire conforter.

Toute cette épaisseur du territoire transcende la question des limites administratives ou du « zoning » réglementaire et propose une lecture renouvelée du local.

Singularité(s)

Cette nouvelle lecture pose la question de l’échelle de prise en compte du territoire dans les projets urbains et architecturaux. En effet, on comprend qu’il est primordial de dépasser les « frontières » et de réfléchir au milieu plus qu’à l’espace au sens administratif du terme. La réflexion est nécessairement multiscalaire, multi-thématique et les porosités et intersections entre les territoires jouxtant le « site de projet » doivent être intégrées à la réflexion. La « biorégion » est une lecture territoriale qui s’appuie sur la prise en compte de cette complexité en évoquant les notions de « lieu de vie » ou « bassin de vie ».

« (...) la biorégion urbaine est avant tout une espérance. Elle n’est pas réalisable immédiatement sans conditions préalables. Elle n’est pas délimitée une fois pour toute, ses frontières sont nécessairement poreuses et fluctuantes. Elle reposera sur la trilogie décisionnelle suivante : le cas par cas, le sur-mesure et le avec les habitants et le vivant.8 »

Source : Atlas des Régions Naturelles

L’appel à la notion de biorégion met également en avant une signification importante de la notion de local. En effet, le terme de local est dérivé du « lieu » au sens « qui occupe un lieu déterminé de l’espace » (CNRTL) mais également « qui est particulier à un lieu limité dans l’espace, que l’on oppose généralement à une ensemble plus vaste » (CNRTL). Cette deuxième définition pointe du doigt le caractère de « singularité » que porte la notion de local, d’exception qui le différencie d’un ensemble territorial comparable.

En effet, quand on cherche ce qui est local, on cherche ce qui est différent, ce qu’on ne retrouve nul part ailleurs. Les professionnels de l’aménagement ont parfois tendance à diriger l’étude sur cette recherche de la singularité, en accentuant une caractéristique typique voire pittoresque d’un territoire pour en faire le point central du projet. Cette approche trouve une limite lorsque celle-ci tend à verser dans le « localisme », en caricaturant l’extraordinaire au détriment de toutes les situations ordinaires qui, ensemble, font la singularité et l’identité d’un territoire. L’approche biorégionale « mise sur la valorisation des différences propres à un lieu9 » à condition que celle-ci ne se fasse pas dans une conception passéiste du territoire.

Cette approche s’inscrit dans la lignée du régionalisme critique qui voit « les cultures régionales non pas comme des données immuables, mais plutôt comme des biens à faire fructifier.10 ». Elle promeut un ancrage dans la culture locale qui permet et encourage l’emprunt à une culture résolument plus contemporaine.

Se rendre disponible au local

Comment, en tant que concepteur, se rendre légitime à intervenir sur une situation locale ?

La question se pose d’autant plus lorsque une équipe intervient dans un territoire éloigné de son propre lieu de vie et/ou de travail. Une première piste intéressante est de se « coupler » à un bureau d’étude local qui possède cette expertise habitante par son ancrage sur le territoire. Elle ne doit cependant en aucun cas se passer d’échanges avec les habitants du territoire, préalables à la compréhension d’un territoire.

Une autre réponse s’incarne dans l’outil de la résidence qui implique de rester sur le territoire pendant quelques jours. Elle permet d’établir un ancrage temporaire et de devenir habitant du lieu le temps d’un ou plusieurs séjours. Cette permanence donne également l’occasion d’éprouver un territoire dans toute l’intensité d’une journée, voire de quelques jours, et d’en saisir les variations sociales, parfois subtiles. A l’échelle d’une agence comme l’Atelier TLPA, l’outil de la résidence est pratiqué de manière quasi systématique dans les communes éloignées de Brest pour les projets d’études urbaines. Cependant, elle n’est pas forcément mise en œuvre dans des communes situées à proximité, ce qui pose question de la distance critique à laquelle il est pertinent de se déplacer pour « résider ».

Source : Atelier TLPA

Au-delà de la question des « moyens » mis en œuvre pour comprendre et appréhender une situation locale, la posture intellectuelle engagée par le concepteur est déterminante. En effet, se déplacer ne suffit pas à créer l’immersion. En cela, le professionnel (architecte ou urbaniste) doit incarner un rôle de transfuge et assumer une certaine candeur qui lui permet d’être perméable aux situations et particularités locales, même dans un terrain connu. Dans un lieu inconnu, cette inévitable méconnaissance de la part du concepteur est génératrice d’une certaine richesse lorsque cette position d’étranger s’incarne dans un œil neuf affranchi d’aprioris sur les lieux du projet. En tout cas, cette posture implique une « disposition à la disponibilité qui se cultive, qui ne va pas de soi, qui se révèle exigeante11 » tant elle implique le concepteur physiquement, temporellement12 et intellectuellement.

Passer de site à lieu

Mettre la notion de local au centre des professions de l’aménagement, c’est se poser la question de l’attitude à adopter vis-à-vis d’un territoire. Les projets d’architecture et d’urbanisme se forment sur la base d’un environnement global qui comprend une demande, un ou des interlocuteurs et surtout un site de projet dans lequel s’inscrit l’action de transformation. L’appréhension de ce « site de projet » hérite de pratiques issues d’une vision basée sur la performance, la matérialité et la forme.

« Aucun lieu ne se contente d’être un banal réceptacle, un dépôt, un décor. Il agit et réagit, en cela il entre en interrelations avec les humains et le vivant qui y séjournent.13 »

Comment peuvent se renouveler les pratiques au contact de cette notion de local ? Quelques pistes d’ouverture pour nos professions :

> Le site de projet ne doit plus être perçu comme un sol inerte mais bien comme une terre avec des conditions bioclimatiques diverses, accueillant des vivants et colorée par une culture spécifique dont il faut prendre soin.

> Il semble pertinent de réinterroger les commandes dont l’ambition s’incarne dans le résultat, au détriment du processus. Elles constituent des cadres de projet figés qui laissent peu de place au temps et au pas de côté, préalables nécessaires à l’appréhension du caractère local d’un territoire.

> Le concepteur doit avoir la capacité à orchestrer « différentes formes d’expertises associées à l’aménagement du territoire14 », que celles-ci soient professionnelles ou citoyennes, issues du territoire d’action ou d’ailleurs. Les expertises gagnent en richesse et en pertinence en étant croisées, ce qui implique de se détacher des carcans sectoriels ou disciplinaires.

> Les pratiques de concertation ont un double enjeu : elles doivent réussir à prendre en compte l’expertise habitante, non pas de manière anecdotique, mais en faisant des expériences habitantes une matière à projets. Également, ces pratiques de concertation placent le concepteur dans un rôle de médiateur entre les habitants et les décisionnaires. Dans cette position il peut rétablir une relation privilégiée entre les « lieux de vie et lieux du pouvoir15 » et infléchir les cadres réglementaires qui sembleraient hors-sol.

> Le concepteur doit non seulement formuler des hypothèses de transformation du territoire, mais également les restituer aux habitants dans le but qu’ils s’en emparent. Cette question pose l’enjeu de la représentation des projets qui pourrait faire l’objet d’un article à l’avenir.

« La personne architecte n’est pas et n’a jamais été qu’une théoricienne des formes et fonctions : c’est une citoyenne inscrite dans une époque, capable de comprendre et de travailler, par la forme, les enjeux éthiques des communautés vivantes en jeu.16 »

1. Coll., « Ne charrettons plus pour un monde délétère ! », https://topophile.net/

2. T. Paquot, L’espérance biorégionale, https://topophile.net/

3. Coll., « Quartier libre des Lentillères : construire et défendre la zone d’écologies communale », https://topophile.net/

4. On pense ici au mouvement de ZAD ou de « contre-projets » citoyens qui émergent dans certains territoires

5. Coll., « Ruralités en transition : pouvoirs d’agir et intelligence situante », Publications de l’Université de Saint-Etienne. Espace rural & projet architectural. Volume 9. Ruralités en action et pouvoir d’agir, Ici et ailleurs, page 11

6. Terme développé par Michel Marié qui connaît un renouveau et une réactualisation à l’aune des crises sociales et environnementales.

7. T. Paquot, « Ménager le ménagement », https://topophile.net/

8. T. Paquot, « L’espérance biorégionale », https://topophile.net/

9. T. Paquot, L’espérance biorégionale », https://topophile.net/

10. K. Frampton, « Le régionalisme critique : architecture contemporaine et identité culturelle », L’Architecture moderne - Une histoire critique, Editions Thames & Hudson, 2012, page 335

11. T. Paquot, « Ménager le ménagement », https://topophile.net/

12. En cela, la question des honoraires consacrés aux résidences et par extension au temps passé à comprendre un territoire peine à trouver une reconnaissance auprès des maîtrises d’ouvrage.

13. En cela, la question des honoraires consacrés aux résidences et par extension au temps passé à comprendre un territoire peine à trouver une reconnaissance auprès des maîtrises d’ouvrage.

14. Coll., « Ruralités en transition : pouvoirs d’agir et intelligence situante », Publications de l’Université de Saint-Etienne. Espace rural & projet architectural. Volume 9. Ruralités en action et pouvoir d’agir, Ici et ailleurs, page 15

15. Ibidem, page 12

16. M. Rollot, « Les territoires du vivant, un manifeste biorégionaliste », Éditions François Bourin, 2018, page 73

Références de l’article :

 Coll., « Ruralités en transition : pouvoirs d’agir et intelligence situante », Espace rural & projet architectural. Volume 9. Ruralités en action et pouvoir d’agir, Ici et ailleurs Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2022
 Coll., « Quartier libre des Lentillères : construire et défendre la zone d’écologies communale », https://topophile.net/
 Coll., « Ne charrettons plus pour un monde délétère ! », https://topophile.net/
 K. Frampton, « Le régionalisme critique : architecture contemporaine et identité culturelle », L’Architecture moderne - Une histoire critique, Editions Thames & Hudson, 2012
 M. Rollot, « Les territoires du vivant, un manifeste biorégionaliste », Éditions François Bourin, 2018
 T. Paquot, « Ménager le ménagement », https://topophile.net/
 T. Paquot, « L’espérance biorégionale », https://topophile.net/
 T. Paquot, « La topophilie, une inexplicable amitié », https://topophile.net/