12/06/2023 -

Form follows fiction

- Deuxième volet de réflexion autour du logement avec cet article traitant de la prise en compte des usages dans la conception architecturale et la place de la fiction dans celle-ci ! Illustration : Constance Bodenez

FORM FOLLOWS FICTION

> lien vers le PDF : https://ateliertlpa.com/IMG/pdf/06__article_atelier_tlpa.pdf

De l’usage de l’usage en architecture. Cet article s’inscrit dans le sillage du précédent intitulé « Village vertical1 ». Ce dernier développe une réflexion à propos du logement social et des processus de prise en compte des pratiques habitantes dans la conception architecturale, à partir de constats globaux et d’une expérience singulière : le projet de l’Acadie2. Ce chapitre constitue un pas de côté davantage théorique qui prolonge les réflexions sur les questions d’usages et de savoirs habitants, avec en filigrane la notion d’« habiter3 ».

Logement et habitat sont souvent employés comme synonymes, alors même que leur différence de sens est fondamentale. Habiter n’est pas se loger, car si le logement est matériel et s’incarne dans un espace, l’habitat transcende la simple question spatiale.

« En d’autres termes, le logement est lié aux bâtiments, alors que l’habitat est lié à l’expérience vécue des habitants. Le logement relève de fonctions qui dépendent du travail des architectes, urbanistes et autres aménageurs, alors que l’habiter dépend de l’action des habitants avec et sur leur milieu.4 »

L’art d’habiter est donc, selon les termes de Ivan Illich, un « art populaire5 » qui précède l’architecture et dont la matérialisation d’un bâtiment n’en garantit pas l’existence. L’architecte édifie mais ne produit pas de l’habiter, la plus humaniste soit son intention. Habiter un lieu dépend d’abord de l’habitant et de « son souhait dans une situation donnée de construire un rapport plus intime au lieu vécu6 ».

« Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, « apprendre aux gens à habiter » était un mot d’ordre partagé par de nombreuses belles âmes, à commencer par les architectes les plus convaincus de la mission civilisatrice de l’architecture (...)7 »

Cependant, comment faire de l’architecture un support capable de créer des potentiels d’habiter et de quelle(s) manière(s) l’architecte se saisit-il de ces questions ?

Appropriation et usages

La qualité, notion ô combien délicate, d’un projet architectural est rarement évaluée sous l’angle de son existence sociale, autrement dit, de sa réception par les usagers et des pratiques sociales qu’ils y développent, signes pourtant évocateurs de son appropriation. Maîtrise des coûts, des délais, performance environnementale, esthétique (bien que ce dernier critère soit en partie subjectif), sont autant d’indicateurs « quantifiables », du moins sur lesquels on peut émettre un jugement. L’appropriation est quant à elle complexe dans le sens où son « évaluation » suppose de suivre la vie du projet après sa livraison. Or, tout se passe comme si le rôle de l’architecte s’arrêtait au moment même où le bâtiment est justement investi par ses habitants, dès lors que celui-ci est « livré ».

Le « relevé habité » est un outil des sciences sociales appliquée à l’architecture permettant de mesurer spatialement les conditions d’habitat. Ici, un extrait du relevé d’une maison aux environs de Nantes (Pinson, 1988)

L’absence d’interactions entre la démarche de projet, et donc les usages projetés lors de la conception architecturale, et les pratiques réelles, vécues, mises en place par les habitants semble constituer un inexploré en termes de « culture de l’espace habité » pour les architectes. Pourtant, nombreux sont les travaux en sciences humaines et sociales qui se sont penchés sur l’objet de l’appropriation sans toutefois que ceux-ci ne traversent réellement les frontières disciplinaires, et trop rares sont les retours d’expériences sur des projets livrés8.

« Si notre société forme des professionnels de la conception et de l’aménagement de l’espace – architectes, urbanistes et paysagistes en particulier –, il faudrait pour le moins qu’elle dispose d’un corps de connaissances cohérent en la matière. Chacun s’appuie sur une expérience personnelle plus ou moins cultivée, une saisie intuitive, et croit pouvoir s’en contenter.9 »

La question de l’appropriation des espaces dessinés par l’architecte revient pourtant systématiquement dans les discours concepteurs comme une visée projectuelle, en d’autres termes comme un élément primordial de la pensée architecturale du projet. C’est d’autant plus fort dans les projets d’habitat, notamment collectif, le logement incarnant l’archétype de l’espace dans lequel se déploie la vie intime d’une personne ou d’un foyer. Cette idée d’appropriation est souvent envisagée par le prisme de l’usage ou des usages, autrement dit des pratiques sociales qui prendront place, plus ou moins aisément, dans la réalisation bâtie. Mais de quelle(s) manière(s) l’architecte envisage-t-il cette question de l’usage ?

De quoi l’architecte est-il l’auteur ?

Louis Vitalis, architecte et chercheur dans les sciences de la conception, a montré l’ampleur de la fiction dans la pensée architecturale des concepteurs. En cela, le terme d’« auteur », avec lequel on qualifie parfois l’architecte, prend un sens différent de celui qui consisterait à faire de celui-ci un artiste donnant naissance à une œuvre incarnée dans un édifice bâti. Le caractère créateur de l’architecte serait plutôt objectivé par sa capacité à « se mettre à la place de » lors de la phase de conception, autrement dit à incarner un autre que soi et à écrire une histoire sociale possible des lieux en gestation.

Projeter un espace qui n’existe pas encore, c’est donc établir une jonction entre « le monde fictionnel et le monde réel10 » en simulant de potentielles aventures à vivre à l’intérieur du futur lieu. L’action de faire de l’architecture comporte donc une part de sérendipité, autrement dit de capacité à faire des découvertes spatiales propices à l’installation de pratiques habitantes appréciées par les usagers. Pour cela, il est important que celui-ci ait l’occasion, comme évoqué plus haut dans la citation de Philippe Bonnin, d’enrichir sa culture de l’espace habité pour être lui-même un explorateur du sujet.

« Nous avons montré que la production de l’architecte ne contenait pas déjà le sens des pratiques qu’elle va rendre possible. Elle n’est pas la découverte d’une demande mais au mieux la découverte d’une potentialité.11 »

Cette potentialité est facilitée par certaines configurations spatiales qui ont prouvé leur aptitude à installer des conditions favorables à l’appropriation. La surface de l’habitat est évidemment un critère qui revient dans les discours, tout comme la flexibilité structurelle du bâtiment, qui permet les adaptations ultérieures. Le logement ne doit pas être vécu comme une contrainte empêchant la liberté d’expression de ses habitants.

« Ce qui est au centre du concept d’appropriation, c’est aussi la liberté, l’autonomie dont dispose l’individu ou le groupe dans la maîtrise de son espace de vie.12 »

Créer les conditions d’une fiction partagée

La conscience du lien indéfectible entre fiction et architecture est un outil précieux pour engager un processus de conception collective avec les futurs habitants d’un bâtiment, comme par exemple d’un projet de logements collectifs, en se posant la question des conditions propices à une fiction partagée. Car, le risque d’un processus de participation réside dans la manière dont sont posés les termes de cette conception partagée. En effet, la question « Racontez-moi comment vous vivez » porte en elle le péril d’une reproduction sociale et spatiale pas forcément satisfaisante, voire d’un certain conservatisme de la part d’un habitant à qui on n’aurait jamais octroyé la légitimité d’émettre un avis sur les conditions de déploiement de son « habiter ». Les instruments des sciences sociales, bien que pertinents rapprocher des processus de conception architecturale, ne sont pas des outils prédictifs portant sur l’espace.

« Ce qui nous porte à la rencontre des sociolo­gues et des anthropologues de l’urbain et de l’habitat, c’est l’attention portée à l’habitant, mais ce qui nous distingue des sociologues et des anthropologues de l’urbain et de l’habitat, c’est une volonté plus affirmée de prendre en compte l’espace dans l’analyse de l’interac­tion de l’usage pratico-symbolique et de l’es­pace dans lequel il se réalise (le rapport habitant/habitat).13 »

Le réseau RAMAU (Réseau Activités et Métiers de l’Architecture et de l’Urbanisme) s’est penché à de nombreuses reprises sur les processus de participation, mettant en exergue la difficile « reconnaissance de la catégorie d’habitant comme légitime parmi les acteurs des projets architecturaux et urbains14 » mais également la stérilité de confronter sur un pied d’égalité savoirs habitants, dits profanes, et savoirs professionnels. L’enjeu réside dans la mise en place de conditions du dialogue15 entre ces différentes expertises et la construction d’imaginaires partagés. Pour cela, la fiction semble un outil prometteur, convivial au sens d’accessible, dans lequel des perturbations de la part des habitants seraient admises par les architectes permettant « la matérialisation dans l’espace physique de la dernière hypothèse considérée comme satisfaisante16  » construite autour d’un récit commun.

Extrait de « L’hypothèse Collaborative » sur la notion de déprise d’oeuvre, sous la direction d’Atelier Georges et Mathias Rollot, http://pierre-pierre.com/work/l-hypothese-collaborative-atelier-georges

« Mais cet idéal ne se concrétise pas tout seul  : il nécessite un travail de la part des habitants concernés. La notion de travail ne renvoie pas ici à une profession, mais à l’idée d’une activité transformatrice. Affirmer que le chez-soi et, de manière plus générale, l’habiter se «  travaillent  », c’est souligner que cela ne se fait pas tout seul mais suppose une activité délibérée des habitants.17 »

Il s’agit de générer une « alliance créatrice entre experts et habitants18 » dans la limite de la volonté de ces derniers. Car, tout comme l’habiter ne s’impose pas, la participation à un processus de co-conception se fait difficilement sans l’engagement des habitants.

Ouverture

Nous pourrions faire atterrir le propos dans la multitude d’interrogations qu’il soulève. Par exemple, comment créer de la fiction dans le logement collectif social alors même que celle-ci semble déjà écrite par les normes, les contraintes budgétaires ou les données du site ? Nous choisissons cependant de l’ouvrir en posant la question suivante : par quels moyens l’architecte peut-il cultiver le caractère narratif de l’architecture en phase de conception et comment celui-ci peut-il être vecteur de dialogue avec les habitants ?

Une expérience participative récente19, dans le cadre d’une étude urbaine menée à l’Atelier TLPA, a montré la capacité des outils narratifs à permettre aux habitants, qui le souhaitaient, de s’exprimer sur l’avenir de leur centre-bourg. À la place d’un travail sur plan, qui n’est pas une représentation commune et partagée et dont l’écueil est souvent de focaliser les participants sur des intérêts privés, l’atelier a été construit autour de la production de récits narrant les changements possibles et souhaitables dans le centre-bourg. Si certains ont écrit le récit à la première personne, d’autres ont décidé de passer par un intermédiaire, offrant le point de vue fictif de leurs enfants ou petits-enfants. Se mettre « à la place de » dans le cadre d’un histoire, à l’image de l’architecte lorsqu’il projette des usages, est probablement une clé d’entrée dans la spatialité qui « admet chacun autour de la table20 ». D’autres expériences, notamment avec les enfants, démontrent la capacité du jeu à créer un dialogue, à stimuler la créativité et à faire entrer l’architecte dans le champ phénoménal de l’enfant, autrement dit dans sa perception de l’espace et des potentialités qu’il en perçoit.

Au-delà de la question des outils potentiels, il s’agit en premier lieu de questionner la culture professionnelle de l’architecte, bâtie autour de la notion de maîtrise d’œuvre. En effet, le terme de maîtrise ne laisse que peu de place à l’idée d’une culture de l’ajustement entre les savoirs professionnels et les savoirs habitants. Sans doute faut-il se remémorer le travail d’Édith Hallauer sur la déprise d’œuvre pour réinventer la manière dont les prochains récits architecturaux se construiront, ensemble.

1. Voir : https://ateliertlpa.com/IMG/pdf/05__article_atelier_tlpa.pdf

2. Projet mené à l’Atelier TLPA de 40 logements sociaux co-conçus avec les futurs habitants (locataires et propriétaires) à Quimper

3. Les travaux de Martin Heidegger ont notamment beaucoup été repris sur le sujet.

4. P. Servain, « Faire de l’habitat un espace commun », thèse de doctorat de l’université de Bretagne Occidentale, 2020

5. https://topophile.net/savoir/l-art-d-habiter/

6. D. Pinson, « Usage et architecture », Éditions l’Harmattan, 1993

7. J.M Léger, B, B. Decup-Pannier, « La famille et l’architecte : les coups de dés des concepteurs », Espaces et sociétés 2005/1-2 (n° 120-121), pages 15 à 44

8. À l’exception de certaines réalisations architecturales très médiatisées

9. P. Bonnin, « Pour une topologie sociale », Communications 2010/2 (n° 87), pages 43 à 64

10. L. Vitalis « Valse avec la fiction Généralité, réalité, nouveauté », Exercice(s) d’architecture, n°11, 2022, pp.8-18

11. M. Conan, « L’Invention des lieux », FeniXX réédition numérique, 1996, 222 pages

12. D. Pinson, « Usage et architecture », Éditions l’Harmattan, 1993

13. D. Pinson, « L’architecture habitée », Les Cahiers du LAUA, n°2,1994, page 19

14. Coll., « L’implication des habitants dans la fabrication de la ville : métiers et pratiques en question », Cahiers RAMAU n°6, 2013

15. Mais également d’une meilleure valorisation de l’implication habitante auprès des architectes

16. G. De Carlo, L’architecture est trop sérieuse pour être laissée aux architectes, Éditions Conférences, Trocy-en-Multien, 2022, page 166

17. P. Servain, « Conjuguer le chez-soi au pluriel  : le cas des habitats participatifs », Espaces et sociétés 2022/3-4 (n° 186-187), pages 19 à 34

18. F. Guérant, M. Rollot, « Repenser l’habitat : alternatives et propositions », Éditions Libre & Solidaire, 2018, 301 pages

19. Située à Gouesnac’h et qui fera l’objet d’une exposition dans le centre-bourg.

20. T. Paquot, « La convivialité selon Ivan Illich », https://topophile.net

Références de l’article :

 Coll., « L’implication des habitants dans la fabrication de la ville : métiers et pratiques en question », Cahiers RAMAU n°6, 2013

 D. Pinson, « L’architecture habitée », Les Cahiers du LAUA, n°2,1994, page 19

 D. Pinson, « Usage et architecture », Éditions l’Harmattan, 1993

 F. Guérant, M. Rollot, « Repenser l’habitat : alternatives et propositions », Éditions Libre & Solidaire, 2018, 301 pages

 G. De Carlo, L’architecture est trop sérieuse pour être laissée aux architectes, Éditions Conférences, Trocy-en-Multien, 2022, page 166

 J.M Léger, B, B. Decup-Pannier, « La famille et l’architecte : les coups de dés des concepteurs », Espaces et sociétés 2005/1-2 (n° 120-121), pages 15 à 44

 L. Vitalis « Valse avec la fiction Généralité, réalité, nouveauté », Exercice(s) d’architecture, n°11, 2022, pp.8-18

 M. Conan, « L’Invention des lieux », FeniXX réédition numérique, 1996, 222 pages

 P. Bonnin, « Pour une topologie sociale », Communications 2010/2 (n° 87), pages 43 à 64

 P. Servain, « Conjuguer le chez-soi au pluriel  : le cas des habitats participatifs », Espaces et sociétés 2022/3-4 (n° 186-187), pages 19 à 34

 P. Servain, « Faire de l’habitat un espace commun », thèse de doctorat de l’université de Bretagne Occidentale, 2020

 https://topophile.net/savoir/l-art-d-habiter/

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